Etude analytique des morphinomimétiques
Morphine
Propriétés physicochimiques (tableau II)
La morphine est le morphinomimétique le moins liposoluble [110]. Il s’agit d’une base faible, 79 % de la concentration est sous forme ionisée à pH 7,40 et 85 % à pH 7,20. La morphine est principalement fixée à l’albumine, la fixation protéique est de 30 à 35 %.
Métabolisme et élimination
Métabolisme
La morphine est métabolisée selon trois modalités principales : glucuroconjugaison, sulfoconjugaison et N-déméthylation [241, 242]. La glucuroconjugaison est la voie métabolique principale [241, 242]. Elle transforme la morphine en dérivés glucuroconjugués en 3,6 ou en 3 et 6 par l’action de l’uridine-diphospho (UDP)-glucuronyl-transférase. Quantitativement, c’est la conjugaison en 3 qui est la plus importante. Le dérivé 3-glucuroconjugué a peu d’activité pharmacologique. Il aurait des propriétés antagonistes morphiniques métabolites soient plus hydrosolubles et plus polaires que la morphine, ils traversent la barrière hématoméningée [86, 243] et sont retrouvés dans le LCR, 2 heures après une injection parentérale [85], ce qui suggère la possibilité d’une action analgésique du métabolite 6-glucuroconjugué dès la première administration de morphine. Par ailleurs, ce métabolite a une très longue demivie d’élimination (10,5 h) du LCR [86], ce qui laisse supposer une importante accumulation après plusieurs administrations successives de morphine.
La morphine est aussi dégradée en d’autres métabolites mineurs tels la normorphine et la codéine qui peuvent exercer également une activité analgésique.
La vitesse de métabolisation de la morphine est rapide comme en témoigne la valeur élevée de la clairance métabolique [16, 155]. Le site principal de dégradation est hépatique, expliquant que la biodisponibilité de la morphine orale est faible de l’ordre de 20 à 40 % [169, 183, 225]. Néanmoins, la morphine a également un métabolisme extrahépatique [20, 138], probablement rénal car l’atteinte de la fonction hépatique modifie peu la demi-vie d’élimination de la morphine [139, 164].
Elimination
L’élimination est urinaire et essentiellement sous forme glucuroconjuguée : 6 à 10 % de la dose correspondent à la morphine libre, 60 % à ses métabolites glucuroconjugués et 12 % à la normorphine [21, 31, 240, 241, 242]. Elle se fait par filtration glomérulaire et excrétion tubulaire. Une partie est éliminée dans la bile mais la plus grande partie est réabsorbée selon un cycle entérohépatique si bien que la fraction glucuroconjuguée éliminée dans les selles est très faible.
Pharmacocinétique plasmatique
Voie sous-cutanée et intramusculaire
La résorption de la morphine administrée par voie intramusculaire ou souscutanée est rapide (demi-vie d’absorption de 7-8 min) [175, 209], mais inconstante, les pics de concentration pouvant survenir entre 4 minutes et 1 heure [175, 209].
Cette résorption vasculaire erratique est responsable d’une variabilité interindividuelle importante de l’action analgésique de la morphine intramusculaire. Le deltoïde a un débit vasculaire plus élevé que d’autres groupes musculaires et permet une résorption intramusculaire plus constante des médicaments.
Voie orale
La résorption de la morphine administrée par voie orale est importante et rapide, mais la biodisponibilité de cette voie n’est en moyenne que de 30 % [88, 144, 169, 183, 225]. Cette réduction s’explique par l’effet » premier passage » hépatique. La biodisponibilité de la morphine per os peut cependant varier de manière importante d’un patient à l’autre, avec des extrêmes de 15 à 64 % [183]. Une telle variation constitue un facteur supplémentaire de variabilité interindividuelle et confirme l’importance de la titration de la dose utile de la morphine par voie orale.
Le pic de concentration plasmatique après administration orale de chlorhydrate de morphine sous forme aqueuse est atteint en 30 minutes et les concentrations plasmatiques demeurent efficaces pendant 4 heures.
Les formulations orales à libération progressive (Moscontin®, Skenan® LP) permettent d’obtenir des concentrations plasmatiques efficaces pendant 12 heures et de diminuer le nombre de prises à 2 par 24 heures [169, 225]. Avec cette formulation, le pic de concentration apparaît en 1 à 3 heures, ce qui rend impossible la titration de la dose de morphine. La recherche de la dose efficace est habituellement effectuée au préalable toutes les 4 heures avec la morphine orale en solution aqueuse ou sous forme d’élixir.
Voie intraveineuse
Après injection intraveineuse, la concentration plasmatique artérielle est quasiment d’emblée maximale puisque le captage pulmonaire est négligeable [177]. La diffusion de la morphine dans les tissus est, ensuite, très rapide, la demivie de la phase de distribution étant comprise entre 3 et 11 minutes. Après 20 à 30 minutes, la demi-vie de décroissance augmente et correspond à celle de la phase terminale d’élimination. Les études anciennes [37, 209], qui dosaient autant la morphine que les métabolites glucuroconjugués, rapportaient des demi-vies d’élimination prolongées de plus de 3 heures. Les études plus récentes, qui utilisent un dosage radio-immunologique plus spécifique, trouvent des demi-vies d’élimination entre 2 et 3 heures [46, 139, 155, 184]. La pharmacocinétique plasmatique après une injection intraveineuse répond ainsi à une équation bi- ou triexponentielle rendant compte d’un modèle à deux ou trois compartiments.
Le volume de distribution de la morphine est élevé entre 3 et 4 l/kg ainsi que la clairance plasmatique entre 23 et 33 ml/min/kg [46, 139, 155]. La conjonction de ces deux phénomènes explique la décroissance rapide des concentrations plasmatiques le long des phases de distribution. Par ailleurs, si l’élimination principalement hépatique de la morphine était confirmée, la clairance plasmatique serait une clairance hépatique. Dans ce cas elle serait proche du débit plasmatique hépatique, ce qui rendrait compte d’une extraction hépatique élevée et d’une clairance dépendante du débit hépatique.
Facteurs de variations de la pharmacocinétique
Certains facteurs peuvent modifier la pharmacocinétique de la morphine : la distribution tissulaire et/ou l’élimination.
Age
Les personnes âgées de plus de 50 ans ont des concentrations plasmatiques de morphine une fois et demie plus élevées que les patients plus jeunes, à 2 et à 5 minutes après administration intraveineuse [16]. Ces concentrations initiales plus élevées correspondent à une réduction du volume du compartiment central [160].
Ces variations peuvent expliquer en partie la nécessité de réduire les doses de morphine chez les gens âgés.
Les enfants à partir de 1 an ne présentent pas de modification de la cinétique de la morphine par rapport aux adultes [56].
Au cours des premiers jours de la vie et chez le prématuré, la demi-vie d’élimination de la morphine est prolongée par diminution des capacités du foie à métaboliser la morphine [56]. Ceci a été confirmé dans une étude plus récente [128].
Modifications de l’équilibre acidobasique
L’acidose et l’alcalose sont susceptibles de faire varier la diffusion de la morphine, particulièrement dans le SNC. Elles augmentent, toutes les deux, les concentrations cérébrales de morphine pour des raisons différentes [70, 136, 186].
Insuffisance hépatocellulaire
Les altérations de la fonction hépatique semblent peu modifier la pharmacocinétique de la morphine [138, 139, 164].
Insuffisance rénale
prolongées pendant plusieurs jours (6 jours) après l’administration de morphine à des patients anuriques et ayant une fonction hépatique normale. Les études réalisées [46, 77] chez des patients en insuffisance rénale terminale ne notent pas de modifications de la pharmacocinétique de la morphine intacte mais confirment une accumulation importante des métabolites glucuroconjugués 3 et 6 pendant 36 heures, dans le plasma et le LCR. Les concentrations élevées du dérivé 6- glucuroconjugué observées pendant plusieurs heures, chez l’insuffisant rénal, pourraient expliquer, par elles-mêmes, l’action prolongée de la morphine [77].
Actions pharmacologiques propres à la morphine
La morphine possède les actions pharmacologiques communes aux morphinomimétiques, décrites précédemment. Ses actions propres concernent la puissance et la cinétique d’action et l’histaminolibération.
Puissance et cinétique d’action
La courbe dose-effet de la morphine est intermédiaire entre celle de la péthidine et du dextromoramide. Les délais d’apparition, la rapidité d’installation et les durées de l’analgésie maximale sont, pour la morphine, parmi les plus longs de tous les morphinomimétiques, respectivement 15 minutes et 4 heures.
Histaminolibération
La morphine provoque une histaminolibération, dépendante de la dose [153]. Elle apparaît à partir de 1 mg/kg et devient majeure à partir de 3 mg/kg. Elle s’accompagne d’une vasodilation artériolaire et veineuse [127]. Une prémédication par des bloqueurs des récepteurs H1 et H2 [96] minimise grandement cet effet hypotensif de la morphine, confirmant, ainsi, le rôle de l’histamine.
Utilisation clinique, présentation
La morphine injectable est présentée en ampoule de 1 ml contenant 10 mg sous forme de chlorhydrate. Elle peut être prescrite par voie sous-cutanée, intramusculaire, intraveineuse, sous-arachnoïdienne et péridurale. Quelquefois utilisée en prémédication, elle est en fait surtout prescrite durant la période postopératoire. Une titration initiale est réalisée par des bolus intraveineux de 3 à 5 mg toutes les 10 minutes en salle de réveil, puis l’entretien est assuré par l’administration sous-cutanée de doses unitaires de 5 à 10 mg toutes les 4 à 6 heures ou par le mode d’analgésie contrôlée par le patient (PCA : » patient controlled analgesia « ) par voie intraveineuse, habituellement avec des bolus de 1 mg et une période réfractaire de 7 ou 10 minutes. Les doses de morphine par voie périmédullaire ont été réduites considérablement ces dernières années pour diminuer l’incidence des effets indésirables, en particulier, la dépression respiratoire tardive, 6 à 18 heures après l’administration. Les doses suffisantes pour couvrir le nycthémère sont de 0,03 à 0,04 mg/kg pour la voie péridurale et 0,05 à 0,2 mg pour la voie intrathécale.
La morphine est prescrite dans les douleurs chroniques habituellement cancéreuses et préférentiellement par voie orale. La solution aqueuse (ou la forme d’élixir), administrée toutes les 4 heures, est utilisée en début de traitement pour rechercher la dose efficace, puis le relais est pris par une formulation à libération progressive toutes les 12 heures.
Péthidine (Dolosal®)
Propriétés physicochimiques
La liposolubilité et la fixation protéique de la péthidine sont intermédiaires entre celles de la morphine et du fentanyl (voir tableau II).
L’affinité in vitro de la péthidine pour les récepteurs est la plus faible de tous les morphiniques habituellement utilisés (voir tableau I).
Métabolisme
La biotransformation de la péthidine se réalise au niveau hépatique (cytochrome P 450) et fait intervenir : une N-déméthylation en norpéthidine, une hydrolyse en acide péthidinique et norpéthidinique, des réactions de N-oxydation et de parahydroxylation, plus accessoires [64].
Les métabolites sont conjugués puis éliminés dans les urines. Le métabolite principal est la norpéthidine qui crée une analgésie (la moitié de celle de la péthidine) et qui est un puissant agent psychostimulant et convulsivant (deux fois supérieur à la péthidine). Une accumulation dangereuse de norpéthidine peut être obtenue après administration de doses fortes ou cumulées de péthidine et/ou en cas d’insuffisance rénale et/ou après prise orale (effet du premier passage hépatique) [216].
Très peu de péthidine non métabolisée est éliminé directement dans les urines ; pour les pH habituels, la fraction est estimée à 5 % de la péthidine administrée.
Pharmacocinétique
La demi-vie d’élimination et le volume de distribution sont intermédiaires entre ceux de la morphine et du fentanyl (tableau III).
La pharmacocinétique de la péthidine a été étudiée dans diverses circonstances pathologiques [64] : l’altération de la fonction hépatique (cirrhose, hépatite virale) augmente la t1/2 β de 3,2 à 7 heures en diminuant la clairance plasmatique [113, 143]. L’insuffisance rénale ne modifie pas la cinétique de la péthidine mais est responsable d’accumulation de métabolites actifs (norpéthidine), source de toxicité [64]. L’âge influence les concentrations plasmatiques de péthidine. Elles sont plus élevées chez les personnes âgées et la fixation plasmatique est inférieure à 0,40 [64].
Pharmacodynamie
La puissance de la péthidine est faible et le rapport d’équianalgésie péthidine/morphine est de 1/10. L’action se manifeste plus rapidement et dure moins longtemps que celle de la morphine. Contrairement aux autres morphinomimétiques, la péthidine crée une dépression cardiovasculaire. A doses équianalgésiques, l’hypotension artérielle de la péthidine est plus fréquente et plus profonde que celle de la morphine [214]. Plusieurs mécanismes sont impliqués dans cette dépression, en dehors de la sympatholyse centrale présente comme pour tous les morphiniques :
La péthidine est le seul morphinomimétique susceptible d’exercer un effet dépresseur myocardique pour les doses utilisées cliniquement ; les études expérimentales évaluent l’effet dépresseur myocardiaque entre 100 et 200 fois celui de la morphine [214]. Cette dépression myocardique est due à un effet stabilisant de membrane et à une diminution de l’activité ATPasique.
L’histaminolibération de la péthidine est particulièrement nette et explique la réduction des résistances artérielles systémiques qui est observée constamment même en cas de diminution importante du débit cardiaque.
En revanche, la bradycardie est plus rare avec la péthidine et il existe en règle une tachycardie qui peut être expliquée par l’effet atropinique de la péthidine et/ou par la sollicitation réflexe du système adrénergique par l’hypotension artérielle. L’importance de ces effets hémodynamiques, dose-dépendants, limite considérablement l’utilisation de ce morphinique durant la période peropératoire et la marge thérapeutique est comprise entre 0,3 et 1,5 mg/kg.
L’activité atropinique rend compte de l’absence d’effet myotique et de la réduction des sécrétions salivaires et bronchiques.
Une étroite corrélation a été trouvée pour ce morphinique entre les concentrations plasmatiques et les effets pharmacologiques : l’analgésie apparaît pour des valeurs à partir de 400 ng/ml, la bradypnée à partir de 800 ng/ml [7].
Interactions
Des complications imprévisibles et difficilement explicables (délires, fièvres, agitation, catatonie, convulsions) ont été rapportées à la suite de l’administration de péthidine à des patients traités par les inhibiteurs des monoamines oxydases [202].
Utilisation clinique et présentation
La péthidine n’est plus guère utilisée aussi bien en chirurgie générale qu’en obstétrique. Les ampoules de 2 ml sont dosées à 100 mg. Les doses par voie intraveineuse, intramusculaire ou rectale par suppositoire varient entre 0,5 et 1,5 mg/kg. Par voie orale, la dose unitaire de 300 mg ne peut être dépassée sans risque de créer tremblements, agitations et convulsions expliqués par l’accumulation de norpéthidine.
La durée d’action, plus courte que celle de la morphine, nécessite des réadministrations toutes les 2 à 3 heures.
Fentanyl
Propriétés physicochimiques [148]
Contrairement à la morphine, le fentanyl est une substance très liposoluble (tableau II). Le pKa et le poids moléculaire sont très voisins de ceux de la morphine. Le rapport foetomaternel est de 0,7. Le fentanyl et ses dérivés sont fixés principalement aux α-1-glycoprotéine acides.
Métabolisme
Le fentanyl est métabolisé au niveau du foie par le système des monooxygénases.
Les réactions de N-déalkylation oxydative et d’hydrolyse aboutissent à la formation de divers métabolites inactifs : norfentanyl, despropionyl fentanyl, despropionyl norfentanyl, acide phénylacétique.
Pharmacocinétique plasmatique (tableau III)
Après administration intraveineuse, la décroissance plasmatique du fentanyl est triphasique. Les deux premières phases sont extrêmement courtes, et correspondent à la diffusion du médicament dans le sang et les tissus très vascularisés.
La dernière demi-vie, correspondant à celle de la phase d’élimination, est plus longue, de l’ordre de 3,7 heures [141]. Il existe donc un contraste entre la durée d’action du produit et son élimination très lente. Comme il a été déjà évoqué précédemment, ceci s’explique par la très grande liposolubilité du produit qui franchit très rapidement la barrière hématoencéphalique dans les deux sens ce qui rend compte d’une d’action courte aux doses faibles, mais il est également rapidement capté par les autres tissus, en particulier les muscles et le poumon, ainsi l’élimination ultime du fentanyl est beaucoup plus longue bien que sa clairance plasmatique soit élevée. L’administration de doses fortes ou répétées crée une accumulation du produit dans l’organisme et prolonge l’action du fentanyl qui dépend alors des phénomènes d’élimination et non de distribution [157].
Un deuxième pic plasmatique contemporain d’une dépression respiratoire secondaire peut s’observer quelle que soit la dose [212]. Dans la genèse de ce second pic, certains font intervenir la séquestration du fentanyl dans le tractus gastro-intestinal. Dans l’estomac, le fentanyl (pKa = 7,7) est essentiellement sous forme ionisée, dans l’intestin grêle en contact avec un milieu alcalin, il se transforme à nouveau en forme non ionisée qui rediffusera facilement à travers la paroi intestinale vers la circulation portale. Pour d’autres, il s’agirait d’une redistribution à partir de certains tissus en particulier le territoire musculaire [101, 141].
Facteurs de variation de la cinétique
Equilibre acidobasique
Comme pour la morphine, les modifications de pH induites par une hypocapnie ou une hypercapnie interfèrent sur la distribution du fentanyl. Mais elles sont moins importantes essentiellement parce que le pKa du fentanyl est plus faible que celui de la morphine [3].
Age
Chez les sujets âgés, la demi-vie d’élimination est plus longue que chez les sujets plus jeunes. Ceci est dû à une diminution de la clairance sanguine sans modification des phases initiales de distribution [14]. En revanche, dans une étude récente [201] le Vdss et la Cl n’étaient pas modifiés par l’âge. Scott et Stanski [191] rapportent une augmentation de la sensibilité des gens âgés au fentanyl sans modification pharmacocinétique. Chez l’enfant, le volume de distribution est plus grand et la clairance est plus élevée que chez l’adulte.
Altération des fonctions hépatique et rénale
Chez le cirrhotique [84] et l’insuffisant rénal [135], la pharmacocinétique du fentanyl n’est pas modifiée. La durée d’action n’est pas prolongée dans ces deux dernières circonstances.
Pharmacodynamie
Le fentanyl est différent de la morphine, surtout pour les chronologies de l’analgésie et la stabilité hémodynamique. Le fentanyl est un puissant analgésique central, il est environ 50 fois plus actif que la morphine. Par voie intraveineuse, l’analgésie débute à la 30e seconde, devient maximale à la 3e minute et persiste environ 20 à 30 minutes, du moins pour une dose faible et unique. Les effets cardiovasculaires sont discrets. Même à fortes doses (jusqu’à 75 μg/kg), le fentanyl n’altère pas la stabilité tensionnelle. Il n’entraîne pas d’hypotension artérielle à l’induction ce qui lui a permis de supplanter la morphine à hautes doses en chirurgie cardiaque. Cette propriété est expliquée par l’absence d’histaminolibération quelle que soit la dose de fentanyl, à l’inverse de la morphine [153].
La rigidité musculaire est fréquente avec le fentanyl, celle-ci est en rapport avec la puissance d’action du produit. Des dépressions respiratoires secondaires ont été rapportées jusqu’à 4 heures après l’administration d’une dose habituelle de fentanyl [12]. Elles sont à craindre même après administration de faibles doses.
Elles sont quelquefois contemporaines d’un deuxième pic plasmatique.
Des nausées, des vomissements ainsi qu’une augmentation du tonus bronchiolaire sont possibles comme avec la morphine. Le fentanyl crée également une augmentation des pressions dans les voies biliaires [107] : mais pour cette dernière action, une tachyphylaxie a été décrite.
Utilisation clinique et présentation
Les ampoules de 10 ml sont dosées à 500 μg. Le fentanyl peut être administré avant une intubation à la dose de 5 à 7 μg/kg chez le patient hypertendu pour éviter la réaction adrénergique secondaire à la stimulation nociceptive. En peropératoire, une dose de 10 μg/kg/3 h est compatible avec une extubation postopératoire. Au cours d’une anesthésie analgésique, la dose de fentanyl est de 50 à 100 μg/kg. Par voie péridurale, la posologie chez l’adulte est de 50 à 200 μg. Des dépressions respiratoires secondaires peuvent survenir jusqu’à 4 heures après administration péridurale.
Dérivés du fentanyl
L’alfentanil (Rapifen®) et le sufentanil (Sufenta®) sont des dérivés substitués du fentanyl.
Alfentanil
Propriétés physicochimiques (tableau II)
L’alfentanil a une liposolubilité proche de celle de la péthidine ; elle est intermédiaire entre celle de la morphine et du fentanyl [148]. La fixation aux protéines plasmatiques est élevée pour l’alfentanil. Elle intéresse principalement l’α-1-glycoprotéine acide. Une relation linéaire a été retrouvée entre la concentration d’α-1-glycoprotéine acide et la fraction libre non fixée aux protéines plasmatiques [135]. Le pKa de l’alfentanil est le plus faible de tous les morphinomimétiques utilisés : (il est inférieur à 7,40), ce qui explique que selon l’équation d’Henderson-Hasselbalch, la majorité des molécules d’alfentanil se trouve sous forme de base dans l’organisme, déterminant ainsi un index de diffusion élevé. Par ailleurs, avec une telle valeur de pKa, les modifications de l’équilibre acidobasique ne devraient pas influencer la diffusion intracérébrale d’alfentanil.
Métabolisme
L’alfentanil est entièrement métabolisé dans le foie au niveau du cytochrome P 450.Les voies métaboliques principales sont une N-déalkylation et une Odéméthylation oxydatives [149, 150].
Pharmacocinétique
Le volume de distribution de l’alfentanil est en moyenne six fois plus faible que celui du fentanyl [23, 69, 210] (tableau III). Il correspond à une liposolubilité moins importante et à une fixation protéique plus élevée. La clairance plasmatique de l’alfentanil est le tiers de celle du fentanyl, mais, la t1/2 β de l’alfentanil est beaucoup plus courte (90 min) en moyenne [23, 69, 210]. Cependant, après l’injection unique d’une dose d’alfentanil ne dépassant pas 80 μg/kg d’alfentanil, la durée d’action n’est pas dépendante de la phase d’élimination, mais est uniquement déterminée par la phase de distribution, comme cela a été démontré par la plupart des études pharmacocinétiques [40]. La demi-vie d’élimination ne devient déterminante de la durée d’action qu’en cas de réadministration ou de perfusion continue [194, 210]. Chez certains sujets, des retards d’élimination ont été observés sans qu’il y ait d’atteinte hépatique [133, 194, 239]. Ils traduisent un polymorphisme génétique des enzymes impliqués dans sa métabolisation [91, 119, 149, 150].
Les concentrations plasmatiques nécessaires ont été déterminées en fonction du type de chirurgie : elles sont de 200 ng/ml en cas de chirurgie de surface et de 400 ng/ml pour la chirurgie abdominale [6].
Facteurs de variation de la pharmacocinétique
La pharmacocinétique de l’alfentanil a été étudiée dans diverses circonstances.
Chez l’enfant de 4 à 8 ans, le volume de distribution est diminué [146], une autre étude réalisée chez des enfants plus petits (10 mois à 6 ans) trouve une clairance plus élevée que chez l’adulte [181]. Inversement la clairance plasmatique diminue chez le sujet âgé et la demi-vie d’élimination est prolongée [90, 122]. Chez le sujet âgé, a été aussi démontrée une augmentation de la sensibilité à l’alfentanil [188].
L’altération de la fonction hépatique (cirrhose) augmente la t1/2 β, qui passe de 90 minutes à 219 minutes, alors que la clairance plasmatique diminue [69].
L’insuffisance rénale modifie peu la pharmacocinétique de l’alfentanil [45].
Pharmacodynamie
L’alfentanil est 7 à 10 fois moins puissant que le fentanyl. Le délai d’action de l’alfentanil est très court, le tiers de celui du fentanyl. L’effet maximal est obtenu en 1 minute après l’administration intraveineuse. Une étude pharmacodynamique comparant alfentanil et fentanyl a confirmé que l’alfentanil a une demi-vie d’équilibration sang-cerveau plus courte que celle du fentanyl (1,1 contre 6,4 min) [189]. Ce délai court est particulièrement intéressant pour titrer la dose d’alfentanil nécessaire durant la période opératoire. Les doses de titration sont de 250 μg pour un adulte. La durée d’action est courte, le tiers de celle du fentanyl. Elle augmente, comme pour le fentanyl, avec la dose administrée. Les doses de 5 à 10 μg/kg déterminent une durée d’analgésie chirurgicale de 8 à 10 minutes, celles de 20 à 40 μg/kg une durée de 20 minutes.
Les effets indésirables de l’alfentanil sont identiques à ceux rapportés avec le fentanyl. Le risque de dépression respiratoire postopératoire existe également avec l’alfentanil particulièrement en cas d’utilisation en perfusion continue, et justifie la même surveillance en unité de réveil que le fentanyl [118, 130, 193].
Utilisation clinique, présentation
L’alfentanil se présente en ampoule de 2 et 10 ml contenant respectivement 1 et 5 mg sous forme de citrate. Compte tenu de ses propriétés, l’alfentanil paraît particulièrement indiqué pour les interventions de durée courte.
Dans le cadre des anesthésies de courte durée, l’alfentanil peut trouver sa place en anesthésie ambulatoire. En ventilation spontanée, la dose d’induction est de 5 à 10 μg/kg, suivie de réinjections de 2,5 à 10 μg/kg toutes les 8 à 10 minutes. En ventilation contrôlée, la dose d’induction est de 20 à 40 μg/kg, suivie de réinjections de 20 μg/kg toutes les 15 à 20 minutes.
En cas d’anesthésie balancée de moyenne et longue durée, supérieure à 1 heure, il est préférable d’utiliser l’alfentanil en perfusion continue de 0,5 à 2 μg/kg/minute.
Anesthésie analgésique : les doses utilisées sont de 600 à 1 200 μg/kg. Elles nécessitent une administration à débit constant et une ventilation postopératoire.
Sufentanil
C’est le dernier dérivé du fentanyl commercialisé en France.
Propriétés physicochimiques
Il est très liposoluble [148]. A pH 7,40, le coefficient de partage octanol/eau est plus élevé que celui du fentanyl (tableau II). Le pKa est de 8,01 si bien que la fraction ionisée est de 80 % à pH 7,40. La fixation du sufentanil aux protéines plasmatiques est de 92,5 %. Elle varie avec le pH plasmatique dans des proportions moindres que le fentanyl puisque le pKa est plus faible [148].
Métabolisme
La sufentanil est métabolisé entièrement au niveau du foie par les enzymes microsomiales, en desméthyl sufentanil et en N-[4(méthoxyméthyl)-4]-N-phényl propanamide (MPPP) selon deux voies principales : une O-déméthylation et une N-désalkylation selon des études réalisées chez le rat et le chien [147]. Ces métabolites sont rapidement excrétés dans l’urine et la bile après glucuroconjugaison. Un des deux métabolites, le desméthyl sufentanil, semble posséder une activité pharmacologique 10 fois plus faible que celle du sufentanil, mais identique à celle du fentanyl [92]. Ce métabolisme est identique à celui de l’alfentanil et se réalise selon le même polymorphisme [230], avec possibilité, chez certains patients, d’une prédominance de la voie de O-déméthylation [230].
Pharmacocinétique
Après administration intraveineuse, le sufentanil se distribue rapidement dans l’organisme. Les demi-vies de distribution, t 1/2 et t 1/2 α, sont courtes [24, 57, 82] (tableau I). Le volume total apparent de distribution à l’équilibre (Vdss) a été probablement sous-évalué dans les premières études [24, 151] (tableau I). Après une perfusion continue, il est beaucoup plus grand [52, 97] (tableau VI), et devient identique à celui du fentanyl. La demi-vie terminale (t 1/2 β) est intermédiaire entre celles du fentanyl et de l’alfentanil après un bolus [24, 135]. Elle est plus longue après une perfusion continue (tableau VI). Néanmoins, le coefficient de la phase d’élimination, défini par l’intersection avec l’axe des ordonnées, est faible par suite d’une décroissance rapide des concentrations le long de la phase de distribution.
Ceci minimise l’importance clinique de la t 1/2 β comparativement au fentanyl et à l’alfentanil [103, 197]. Par ailleurs, des simulations, réalisées en utilisant un programme informatique à partir de données pharmacocinétiques d’autres études [197], laissent à penser que le retour des concentrations plasmatiques à un niveau compatible avec une ventilation spontanée et un réveil satisfaisant devrait être plus rapide avec le sufentanil qu’avec l’alfentanil pour des durées de perfusion allant jusqu’à 8 heures.
Les réascensions de la concentration plasmatique au cours de la phase d’élimination sont plus rares qu’avec le fentanyl. Elles n’ont été rapportées qu’après l’administration du sufentanil en perfusion continue [97]. Elles correspondraient principalement à une redistribution à partir de certains tissus, en particulier musculaires.
L’élimination s’effectue à partir du compartiment central (V1) après rediffusion depuis les 2e et 3e compartiments. La clairance plasmatique est élevée, 11 à 15 ml/kg/min [24, 52, 57, 82, 97, 135] et l’extraction hépatique est de 0,8 [185]. Ce métabolisme rapide contraste avec la lente élimination dont le facteur limitant est le relargage tissulaire.
Facteurs de variation de la pharmacocinétique
La pharmacocinétique du sufentanil est peu modifiée chez le sujet âgé. Les concentrations plasmatiques initiales peuvent être plus élevées chez les sujets âgés probablement par réduction du volume du compartiment central [207].
Durant le premier mois de la vie, la clairance plasmatique du sufentanil est diminuée [82]. Par la suite, durant les deux premières années, la clairance du sufentanil est plus élevée que chez l’adulte. Après 2 ans, la clairance plasmatique est celle connue de l’adulte. Le volume de distribution est augmenté chez le jeune enfant, en rapport avec l’augmentation de la fraction libre secondaire à la diminution de la concentration d’α1-glycoprotéine acide [145]. Chez les patients rendus hypocapniques par une hyperventilation [187], le volume de distribution s’accroît de 50 % et la demi-vie d’élimination de 60 %. L’élévation du pH s’accompagne d’une augmentation de la fraction non ionisée et en conséquence de la liposolubilité du sufentanil. La pharmacocinétique plasmatique du sufentanil ne semble pas modifiée par l’insuffisance rénale [57, 72] et l’insuffisance hépatocellulaire [44].
Pharmacodynamie
Le sufentanil est 5 à 13 fois plus puissant que le fentanyl après administration intraveineuse. Mais, à dose équiactive, il possède des propriétés pharmacodynamiques et des chronologies d’action peu différentes de celles du fentanyl [40]. Son délai d’action est un peu plus court que celui du fentanyl (1 à 2 min). Néanmoins, une étude pharmacodynamique comparative du fentanyl et du sufentanil, analysant la relation entre concentrations plasmatiques et retentissements sur l’EEG n’a pas observé de différence entre ces deux morphiniques sur la demi-vie d’équilibration sang-cerveau qui était comprise entre 6 et 7 minutes [188].
Il paraît particulièrement intéressant pour l’analgésie résiduelle qu’il procure [48, 75]. Elle est un tiers plus longue que celle du fentanyl à dose équivalente. La dépression respiratoire et l’incidence de la rigidité thoracique sont identiques à celles du fentanyl. Pour la plupart des travaux, les délais de réveil et d’extubation ne sont pas différents pour le sufentanil et le fentanyl à dose équipotente [58, 62, 95, 166, 226]. Des dépressions respiratoires secondaires sont également survenues durant la phase de réveil [38, 80].
La redistribution rapide du sufentanil après administration en bolus nécessite le recours à la perfusion continue en cas d’interventions chirurgicales de plus de 1 heure [41].
Utilisation clinique, présentation
Le sufentanil se présente en ampoules de 1 et 5 ml contenant 50 μg/ml de chlorhydrate de sufentanil. Pour les interventions de durée courte ou moyenne, il doit être dilué à 5 μg/ml pour obtenir une concentration équivalente à celle du fentanyl (50 μg/ml).
Pour les interventions courtes, les doses sont obligatoirement faibles, de 5 à 10 μg, correspondant à des doses de 50 à 100 μg de fentanyl, néanmoins le risque de rigidité musculaire existe.
Au cours d’anesthésies chez des patients ventilés et curarisés, la dose d’induction est de 0,3 à 1,5 μg/kg IV. L’entretien est assuré par des bolus intraveineux itératifs de 0,1 à 0,5 μg/kg ou une perfusion continue de 0,3 à 2 μg/kg/heure. La dose totale pour 2 heures, compatible avec une extubation en fin d’intervention, n’est habituellement pas supérieure à 2 μg/kg. L’association d’halogénés permet de diminuer notablement les doses de sufentanil.
La faible dilution du sufentanil (50 μg/ml) le rend particulièrement adapté pour les doses fortes des anesthésies n’utilisant ni N2O, ni halogénés (anesthésie analgésique) pour chirurgies majeures ou chirurgie cardiaque.
Comme d’autres morphiniques, il peut être associé à des anesthésiques locaux par voie péridurale durant la période peropératoire. En chirurgie générale, les doses sont de 20 à 50 μg dans un volume de 10 à 20 ml. Au cours de l’accouchement, la dose de 30 μg ne doit pas être dépassée. Des doses de 15 à 20 μg ont été préconisées en association avec une solution adrénalinée à 1/800 000 de bupivacaïne à 0,125 %.
Durant la période postopératoire, le sufentanil est peu indiqué par voie intraveineuse chez le patient en ventilation spontanée ; la crainte de la survenue d’une apnée rend cette pratique potentiellement dangereuse. Le mode d’analgésie contrôlée par le patient, avec du sufentanil, a été proposé pour cette voie d’administration. Par voie péridurale, la durée d’une dose bolus de 25 à 50 μg est de 4 à 6 heures, ce qui rend nécessaire l’entretien, soit par des bolus itératifs, soit par une perfusion continue. La puissance d’action du sufentanil est plus importante pour la voie intraveineuse que pour la voie péridurale ce qui expose au risque de surdosage en cas d’effraction vasculaire au cours d’une administration péridurale.
Rémifentanil
C’est un dérivé morphinique pipéridinique de très courte durée d’action [180]. Il est actuellement en cours d’évaluation (phase III). Il est agoniste des récepteurs μ, son affinité et sa puissance d’action sont peu différentes de celles du fentanyl.
Ses propriétés physicochimiques (pKa, liposolubilité) ainsi que le volume du compartiment central sont proches de celles de l’alfentanil (tableau VII) si bien que les index de diffusion de ces deux morphiniques sont peu différents.
D’ailleurs la demi-vie d’équilibration sang-cerveau du rémifentanil est identique à celle de l’alfentanil [79].
L’originalité du rémifentanil réside dans la rapidité de son métabolisme, la clairance plasmatique est de 25 à 300 l/heure, si bien que, quelle que soit la durée d’une perfusion continue, la demi-vie apparente ( » context sensitive half time « ) [65] (fig. 2) et la demi-vie terminale (tableau VII) sont de quelques minutes.
Le métabolisme du rémifentanil est très différent de celui des morphiniques existants. Il est dégradé très rapidement par des estérases non spécifiques présentes dans le globule rouge et les tissus. L’ensemble de ces caractéristiques lui confère une durée d’action extrêmement courte (10 min).
Antimorphiniques
Les antimorphiniques forment deux groupes distincts : les agonistes-antagonistes (nalorphine, benzomorphanes, buprénorphine, nalbuphine…), ont un profil de courbe dose-réponse qui s’apparente à celui des agonistes partiels. L’effet maximal de la relation dose-réponse est beaucoup plus faible que celui des agonistes purs pour la dépression respiratoire mais aussi pour l’analgésie. En effet à dose équiactive, tous les morphiniques, agonistes ou agonistes-antagonistes exercent le même degré de dépression respiratoire. Par ailleurs, administrées à la suite d’un agoniste, ces substances sont antagonistes ; les antagonistes purs : ces produits administrés isolément sont dénués, aux doses cliniques, d’effet agoniste. Ils exercent à l’égard des morphinomimétiques un antagonisme compétitif. Pour cette classe de morphiniques nous n’envisagerons que la naloxone (Narcan®).