Choix des solutions anesthésiques
Anesthésiques locaux
La pharmacologie des AL faisant l’objet d’un chapitre entier, seules les particularités liées à l’administration par voie péridurale seront abordées.
Mode d’action
Les AL sont des agents qui bloquent la conduction de l’influx nerveux de façon temporaire et réversible. Les fibres B sympathiques sont les premières à être bloquées, puis viennent les fibres C et A-delta avec atteinte successive de la sensibilité douloureuse et de la sensibilité thermique, puis le blocage des fibres A-bêta impliquées dans la sensibilité épicritique. Le blocage des fibres motrices A-alpha intervient en dernier lieu. La régression du bloc s’opère en sens inverse. résultaient du fait que le degré de myélinisation et le diamètre de l’élément nerveux concerné étaient les déterminants principaux de la chronologie et de la puissance d’action d’un AL. On postulait ainsi que la concentration d’AL nécessaire à bloquer la conduction de l’influx nerveux était proportionnelle au diamètre des fibres nerveuses et que l’existence d’une gaine de myéline limitait les capacités de diffusion d’un AL au niveau de l’axone. Ces affirmations sont nuancées par des travaux récents. Ainsi, la latence d’action de la lidocaïne n’est pas modifiée par l’existence d’une gaine de myéline [45]. Enfin, plus que le diamètre, la longueur de la fibre nerveuse en contact avec l’AL semble être le facteur déterminant du bloc [103]. En effet, l’interruption de l’influx nerveux sur une longueur de 2 mm à l’aide d’une solution d’AL suffit à générer un bloc au niveau des fibres nerveuses amyélinisées et des fibres nerveuses myélinisées de petit calibre [46]. La même concentration d’AL appliquée sur des fibres nerveuses myélinisées de gros calibre ne peut générer un bloc que si la longueur de la fibre exposée est suffisante [46]. Pour bloquer la conduction au niveau d’une fibre nerveuse myélinisée, la solution d’AL doit interrompre la transmission de l’influx nerveux sur trois noeuds de Ranvier consécutifs [46]. Dans la mesure où la distance internodale s’accroît avec le calibre des fibres myélinisées, la solution d’AL doit diffuser sur une plus grande longueur au niveau des fibres de gros calibre, pour créer un bloc de conduction.
D’une manière générale, la concentration d’AL susceptible d’interrompre la transmission de l’influx nerveux au niveau des fibres myélinisées varie de façon inversement proportionnelle au nombre de noeuds directement en contact avec la solution [44]. Lorsque ce principe est appliqué au phénomène de diffusion, la nécessité pour les solutions d’AL de diffuser sur une plus grande distance, pour interrompre la conduction des fibres nerveuses de gros calibre, rend compte du délai nécessaire à l’obtention d’un bloc au niveau des fibres motrices [46]. Les caractéristiques du bloc obtenu au cours de l’anesthésie péridurale peuvent en partie être expliquées par l’application de ce principe. Ainsi, les AL administrés diffusent au contact des racines rachidiennes dans leur trajet intra- et extradural.
La longueur des racines exposées à la solution d’AL s’accroît de l’étage cervical à la région sacrée. Ces dispositions anatomiques favorisent, à l’étage lombaire haut et thoracique, la création d’un bloc sympathique et sensitif respectant la motricité. En effet, au niveau de ces segments rachidiens la longueur des racines exposées à l’AL est suffisante pour interrompre la conduction au niveau des fibres sensitives et sympathiques, mais rend difficile l’obtention d’un bloc moteur. Il en résulte l’apparition d’un bloc différentiel. De même, la levée du bloc est d’autant plus rapide que la longueur des racines en contact avec la solution d’AL est faible.
Pharmacocinétique
La pharmacocinétique des AL administrés dans l’espace péridural répond à des mécanismes particuliers. Les AL diffusent passivement dans le LCR, notamment au niveau de l’émergence des racines rachidiennes. Ils diffusent également de façon rétrograde par des vacuolisations cycliques contenues dans les cellules épithéliales arachnoïdiennes. Une voie de diffusion centripète a également été suggérée à travers les espaces sous-périneuraux après suintement des solutions administrées dans les espaces paravertébraux. 10 à 30 min après une injection péridurale, les concentrations d’AL mesurées dans le LCR sont supérieures à celles nécessaires pour induire un bloc nerveux. Aussi, bien que l’on puisse conclure à un passage rapide des AL à travers les méninges, une évaluation précise de leur cinétique dans le LCR est difficile puisque leur concentration dans le LCR varie en fonction de l’agent utilisé et du site d’injection et/ou du prélèvement [76, 84]. En effet, l’épaisseur de la dure-mère, variable du niveau cervical au niveau lombaire, modifie les caractéristiques de passage des AL. Ceci explique une diffusion plus rapide des AL au niveau thoracique qu’au niveau cervical ou lombaire [80].
Enfin, la distribution dans le LCR des solutions administrées par voie péridurale n’est pas homogène [59]. Après diffusion, les AL agissent au niveau des structures cellulaires de surface de la moelle et au niveau des racines rachidiennes. L’interaction avec les structures nerveuses est également facilitée par le passage des AL à travers les espaces de Virchow-Robin, ainsi que par l’intermédiaire des artères à destinée radiculaire après absorption systémique. La captation tissulaire est maximale au niveau des racines rachidiennes dans leur trajet intra- et extradural ainsi qu’au niveau des structures de surface de la moelle épinière, notamment au niveau des cordons latéraux et postérieurs. A ces différents niveaux, les AL interfèrent avec la conduction de l’influx en modifiant la conductance sodique des membranes neuronales et en inhibant, de façon temporaire, l’initiation et la propagation des potentiels d’action. La distribution des AL s’effectue également vers des structures extraneurales, et notamment la graisse péridurale dont le volume est extrêmement variable selon les sujets [8]. De ce fait, la diffusion d’un AL très lipophile comme l’étidocaïne peut être retardée ou diminuée si l’amas graisseux est important. Il se constitue alors un véritable réservoir de stockage à partir duquel s’effectue un relargage progressif vers les tissus nerveux.
L’absorption systémique des AL interfère également avec leur distribution tissulaire. Elle est réalisée au niveau des veines péridurales et de l’espace sousarachnoïdien. 95 % de la dose d’AL administrée dans l’espace péridural diffusent dans le sang circulant selon une cinétique biphasique [19]. La première phase commune à tous les AL est une phase d’absorption rapide soumise aux variations du flux sanguin local. Celui-ci est modifié par les blocs sympathiques et/ou par l’action directe des AL sur le muscle lisse vasculaire. L’utilisation d’adjuvants, et notamment des alpha-agonistes, peut également modifier le flux sanguin spinal [79]. La durée de la seconde phase, plus lente, est proportionnelle à la liposolubilité de l’AL considéré.
Choix de la solution
Les caractéristiques du bloc péridural (latence, durée, qualité, niveau supérieur) varient suivant l’AL utilisé. Le choix d’un AL repose sur ses caractéristiques pharmacologiques. Schématiquement, les AL peuvent être répartis en fonction de leur efficacité allant des agents les moins puissants et de durée d’action courte aux agents les plus puissants et de durée d’action longue(tableau II). L’effet des AL dépend également de la concentration des solutions utilisées.
La lidocaïne induit un bloc moteur et sensitif complet lorsqu’elle est utilisée à la concentration de 2 %. L’utilisation de concentrations plus faibles favorise la survenue d’un bloc différentiel sympathique et sensitif pour les solutions à 1 %, et sympathique pour celles à 0,5 % [58].
La bupivacaïne provoque un bloc complet à des concentrations de 0,5 et 0,75 %. Cependant, le bloc moteur survient ici de façon différée. Le délai nécessaire à l’interruption de la transmission de l’influx au niveau des fibres motrices est en rapport avec les propriétés physico-chimiques de la molécule [49]. Son pKa élevé lui confère en effet un fort degré d’ionisation.
L’utilisation de bupivacaïne à 0,25 % permet d’obtenir un bloc sensitif presque complet (95 %) et un bloc moteur de faible intensité. L’utilisation des solutions à 0,125 % ou 0,0625 % permet de respecter l’activité motrice et représente le choix optimal pour l’analgésie postopératoire.
La ropivacaïne, prochainement commercialisée, a des caractéristiques voisines de celles de la bupivacaïne. Sa puissance est cependant plus faible pour une durée d’action plus courte [28, 66, 127]. Sa toxicité notamment myocardique semble inférieure à celle de la bupivacaïne.
L’étidocaïne est responsable d’un bloc moteur d’excellente qualité. En effet, le bloc moteur obtenu grâce à l’étidocaïne à 1 % est plus important et s’installe plus rapidement qu’avec la bupivacaïne [49]. A l’inverse, le bloc sensitif induit par l’étidocaïne est de moins bonne qualité que celui de la bupivacaïne.
Les particularités de chaque AL permettent d’adapter leur emploi aux différentes situations anesthésiques. Lorsqu’un relâchement musculaire important est nécessaire, l’étidocaïne est privilégiée. La bupivacaïne est préférée lorsque l’acte chirurgical impose une analgésie profonde et durable, ainsi que pour l’analgésie postopératoire ou post-traumatique. L’utilisation de mélanges d’AL a été proposée par voie péridurale dans le but de raccourcir la latence et de prolonger la durée du bloc, mais également pour optimiser la qualité des blocs moteur et sensitif. Ces associations ne semblent pas présenter d’avantages majeurs, et peuvent être réservées à des situations exceptionnelles[109].
Morphinomimétiques [29]
Mode d’action
L’indication thérapeutique essentielle des morphinomimétiques est l’analgésie, qu’ils soient utilisés comme agent unique, ou pour renforcer la composante analgésique d’une anesthésie péridurale aux AL. L’analgésie induite par l’administration d’opiacés par voie péridurale résulte à la fois d’une action spinale (diffusion dans le LCR) et supraspinale (absorption locale, puis redistribution par le flux sanguin systémique). Un troisième site d’action au niveau des racines rachidiennes a été suggéré [129]. L’action analgésique des opiacés administrés par voie péridurale est, pour l’essentiel, expliquée au niveau spinal par des récepteurs spécifiques. Leur localisation principale est la substance grise de la corne postérieure, avec une densité particulièrement élevée au niveau de la substance gélatineuse de Rolando (lame II et V de Rexed). Il s’agit, pour l’essentiel, de récepteurs de type mu, delta et kappa. Les opiacés modifient la transmission de l’influx aux niveaux pré- et postsynaptique du premier relais des voies de la transmission nociceptive. Au niveau présynaptique, ils inhibent la transmission au niveau des fibres de type A-delta et C qui véhiculent les informations d’origine nociceptive et thermoalgique. A l’inverse, ils n’affectent pas la sensibilité de type proprioceptif. Au plan électrophysiologique, ils sont responsables d’une hyperpolarisation membranaire par modification des conductances calciques et potassiques [128]. Il en résulte une diminution du relargage synaptique des neurotransmetteurs algogènes, essentiellement de la substance P. Au niveau postsynaptique, ils sont à l’origine d’une augmentation de la conductance potassique, responsable d’une hyperpolarisation membranaire.
Au plan pharmacodynamique, l’action des opiacés diffère par plusieurs points de celle des AL. Le premier point est la sélectivité de l’analgésie, les opiacés n’entraînant par cette voie ni bloc moteur ni bloc sympathique. Le second point réside dans l’existence d’une diffusion céphalique des opiacés dans le LCR. Il en résulte une analgésie dont le niveau n’est pas corrélé avec le niveau d’injection médullaire, et qui ne suit pas une distribution métamérique. De ce fait, le niveau d’injection est théoriquement indifférent lorsque l’on utilise les opiacés.
Néanmoins, l’emploi d’agents très liposolubles comme le fentanyl, se fixant rapidement sur les structures nerveuses, entraîne une analgésie de meilleure qualité si l’injection est réalisée à proximité des métamères concernés.
L’existence d’une diffusion obligatoire des opiacés vers les structures supraspinales rend également compte du risque de dépression respiratoire inhérent à leur utilisation par voie périmédullaire. D’une manière générale, les morphinomimétiques sont utilisés par voie péridurale comme adjuvants des AL dont ils potentialisent, renforcent et prolongent l’effet analgésique. Ils sont rarement utilisés comme agent unique par cette voie sauf pour certaines manoeuvres non chirurgicales (endoscopies urinaires, lithotripsie extracorporelle) [117] et pour l’analgésie postopératoire.
Pharmacocinétique
Le passage des morphiniques à travers les méninges obéit à des mécanismes différents de celui constaté lors de leur passage à travers les autres membranes biologiques. Il est tout d’abord influencé par les variations d’épaisseur des méninges du niveau cervical au niveau lombaire [89]. Par ailleurs, pour Bernards et Hill [7], l’élément barrière essentiel des différentes enveloppes méningées à la diffusion des opiacés, est représenté par l’arachnoïde. Le passage est également influencé par le poids moléculaire, la forme et la configuration de l’opiacé considéré [89]. A l’inverse, la liposolubilité ne permet pas de modifier la fraction de morphiniques susceptible de franchir la dure-mère. Celle-ci est relativement stable, de l’ordre de 3,6 à 3,7 % de la fraction administrée [119]. Cependant, l’apparition d’un morphinique dans le LCR et sa fixation sur les structures lipidiques de la moelle épinière est d’autant plus rapide que l’opiacé est liposoluble.
Ceci rend compte d’une latence d’action courte de l’ordre de 5 à 10 minutes pour les substances les plus liposolubles, telles que la péthidine ou le fentanyl. A l’inverse, la latence d’action de la morphine est prolongée de l’ordre de 20 à 60 minutes, témoignant d’une diffusion lente. Il est à noter que la concentration de morphine mesurée dans le LCR, après administration par voie péridurale, atteint des taux 50 à 250 fois supérieurs aux taux plasmatiques mesurés aux mêmes temps. De ce fait, 12 à 24 heures peuvent être nécessaires pour que les concentrations de morphine s’abaissent à un niveau inférieur à la valeur minimale efficace estimée à 10 ng/ml au niveau du LCR.
L’absorption sanguine des opiacés injectés par voie péridurale est très rapide, aboutissant à un profil pharmacocinétique superposable à celui obtenu après injection intramusculaire [25]. Les taux sanguins mesurés reflètent à la fois la résorption vasculaire directe à partir des plexus périduraux et l’absorption par les plexus choroïdes du LCR.
Choix de l’agent
L’analgésie obtenue par administration d’opiacés par voie péridurale est dose dépendante. L’intensité de l’analgésie varie selon le type de produit utilisé et notamment leur coefficient de partage dans les graisses. Ainsi, en termes de puissance analgésique le rapport s’établit comme suit : sufentanil > fentanyl > morphine = alfentanil > péthidine. La durée d’action des différents produits est inversement proportionnelle à leur liposolubilité (tableau III). La comparaison s’établit de la façon suivante : morphine > péthidine > fentanyl = sufentanil.
D’autres opiacés sont utilisés par voie péridurale, notamment les molécules de type agoniste-antagoniste, dans le cadre de l’analgésie postopératoire. La buprénorphine procure une analgésie puissante dont la durée est égale ou supérieure à celle de la également puissante avec des effets secondaires moindres que la morphine, et une durée d’action plus courte.
Agonistes alpha-adrénergiques
L’utilisation de ces agents par voie péridurale répond à deux objectifs : améliorer la qualité et la durée de l’analgésie péridurale.
L’adrénaline et la phényléphrine représentent les agonistes alpha-1 les plus anciennement utilisés. Par voie péridurale, l’adrénaline est utilisée à la concentration de 1/200 000 à la dose moyenne de 5 μg/ml. Son action est d’autant plus marquée qu’elle est associée à des agents de demi-vie courte. Elle permet, en effet, d’accroître l’intensité du bloc moteur ainsi que la puissance et la durée de l’analgésie induite par la lidocaïne à 2 % [15]. Cette action potentialisatrice est moins marquée lorsque l’adrénaline est ajoutée à la bupivacaïne à 0,5 % ou à l’étidocaïne à 1,5 %.
Les effets observés sont directement en rapport avec la capacité de l’adrénaline à induire une vasoconstriction locale et à diminuer la résorption plasmatique des AL administrés par voie péridurale. Cette action varie cependant suivant le type et la dose d’AL injecté. Les différences entre les effets vasoactifs de ces agents rendent compte des effets observés. L’absence de modification du flux sanguin spinal après administration sous-arachnoïdienne d’adrénaline ou de phényléphrine suggère l’existence d’un autre mécanisme d’action [67]. Ce mécanisme pourrait être une action directe au niveau des récepteurs alpha-2 de la substance gélatineuse de Rolando [38]. La fixation de l’agoniste au niveau des récepteurs alpha-2 pré- et postsynaptique est responsable d’une modification de la conductance potassique transmembranaire aboutissant à une diminution du relargage de substance P.
La clonidine administrée par voie péridurale induit également une analgésie. Ainsi, 150μg de clonidine permettent un meilleur contrôle de la douleur postopératoire que 4 mg de morphine [74]. L’administration péridurale continue de clonidine durant 24 heures bloque de plus la réponse neuro-endocrinienne après chirurgie abdominale majeure. Pour Bonnet et coll. [11], l’injection d’une dose de 2 μg/kg de clonidine suffit à induire une analgésie satisfaisante d’une durée moyenne de 210 minutes après chirurgie orthopédique ou périnéale. L’utilisation de doses moindres s’avère inefficace dans le contrôle de la douleur postopératoire [124]. De même, les doses de 3 μg/kg s’avèrent insuffisantes pour générer une analgésie de qualité après chirurgie thoracique [50]. La durée d’analgésie est dose dépendante, atteignant plus de 5 heures pour une injection unique de 900 μg de clonidine [39, 40]. Les effets secondaires, inconstants, sont essentiellement représentés par une sédation et une hypotension.
La sédation, en rapport avec la stimulation des centres adrénergiques supraspinaux est dose dépendante. A l’inverse, l’hypotension est moins importante lorsque de fortes doses sont injectées. Ce phénomène peut être expliqué par l’effet vasoconstricteur périphérique de la clonidine [39, 40]. Plus récemment, il a été montré que la clonidine administrée par voie péridurale diminuait la réponse ventilatoire au CO2. Enfin, l’association de la clonidine et d’un morphinique pour l’analgésie péridurale semble intéressante.